LCI : La politique peut-elle réellement faire tourner des repas de famille à la foire d’empoigne, ou est-ce un cliché ?
Caroline Kruse : Ce n’est pas une question si idiote ! En couple ou en famille, il y a des sujets sensibles, et on cherche à tout prix à les éviter. L’objectif n’est pas d’aller au conflit. C’est pour ça que du coup, les disputes surviennent souvent plutôt sur des broutilles, dans la cuisine ou des histoires de ménage… Mais elles vont aussi s’inviter dans des circonstances où c’est la matière même de l’événement qui peut être source de dispute : comme les grandes fêtes de famille, les anniversaires, où peuvent ressortir des rivalités entre les membres de la famille, des histoires d’ex, d’enfants des ex, des familles d’origine, mais aussi, les deuils avec ces questions d’héritages, ou bien encore… les élections. Les sujets de société, de l’ordre du « pour ou du contre », comme la peine de mort, le mariage pour tous, peuvent être ravageurs…
LCI : Comment expliquer ces crispations ?
Caroline Kruse : Pour prendre ce cas particulier des élections, on a l’impression que cela se passe comme si le pays se représentait à lui-même comme étant une grande famille, qui doit se choisir un père – ou une mère – , une famille composée d’enfants rivaux, qui se projettent dans les différentes propositions des candidats : il y a le rebelle, le bon garçon, le classique, le révolté… Et chacun essaie de persuader, séduire. Mais à travers les candidats qu’on défend, c’est soi-même qu’on met en avant. Du coup, on a l’impression que si l’autre rejette votre candidat, il vous rejette aussi.
LCI : Cela n’arrive pourtant pas dans tous les cas…
Caroline Kruse : Pour que vraiment cela s’enflamme, il faut qu’il existe une certaine proximité, à la fois entre les gens, et les choix. D’abord parce qu’entre collègues de travail ou groupes d’activité, on évite les sujets qui fâchent, on cherche à se montrer sous son meilleur jour, notamment parce que cela peut avoir des conséquences sur le travail, les relations sociales. Ensuite, le débat sera sans doute plus enflammé entre des partisans de Benoit Hamon, Jean-Luc Mélenchon, ou Emmanuel Macron, qu’avec quelqu’un qui vote FN. Car quand les positions de départ sont trop différentes, il n’y a pas de vrai désir de convaincre l’autre. Alors que si vous pensez de quelqu’un qu’il est comme vous, il y aura une certaine tristesse à constater qu’en fait il est différent là-dessus. Et la perception de ces différences peut susciter de la violence, avec la volonté de convaincre.
LCI : Est-ce que ces discussions enflammées peuvent affecter en profondeur les liens affectifs ?
Caroline Kruse : Cela dépend. Il y a les cas où l’on « s’attrape » un peu, et puis cela passe. Mais si à cette occasion, dans des circonstances où un couple ne va pas bien, on fait passer un message vraiment méprisant, s’il y a quelque chose de l’ordre de l’emprise, du mépris (« Tu ne comprends vraiment jamais rien, pauvre cruche ! », par exemple), la discussion peut évidemment affecter. Il faut être un peu vigilant à ne pas être trop personnel dans ses arguments ou ses attaques, ne pas se servir de la discussion comme prétexte pour faire passer d’autres messages.
LCI : Comment, alors, éviter ces situations de tension ?
Caroline Kruse : On trouve des tas de sites de développement personnel qui donnent des conseils type coaching : il faut s’entraîner à la communication non-violente ou bienveillante, dire « je » au lieu de dire « tu », exprimer ses sentiments, prendre des précautions, être empathique… On peut reconnaître le bon sens et le bien-fondé de ces méthodes mais… elles ne sont pas forcément faciles à appliquer. Car quand le débat commence à réellement s’enflammer, que l’agressivité est très forte, c’est souvent qu’il y a autre chose qui ressort derrière : quand ça s’enflamme, on n’est plus dans la raison, mais dans le « tu ne n’aimes pas ».
LCI : Comment enrayer cette réaction ?
Caroline Kruse : Soit on décide, au cours d’un repas de famille, de ne pas parler politique… soit être conscient que celui qui attaque mon candidat, se trouve tout aussi attaqué personnellement quand j’attaque le sien. Comme je l’ai dit, quand cela s’enflamme, on n’est plus dans la raison, on prend les choses comme des attaques personnelles. On est en quelque sorte « au-delà », on est dans une espèce de « jouissance d’agressivité ». Si on a déjà conscience de cela, on peut peut-être jouer là-dessus. Il faut éviter de rentrer dans cet état-là. Mais pour éviter d’y rentrer, soit donc on passe la consigne d’éviter ce genre de sujet, soit on essaie de réfléchir à « pourquoi ça me blesse tellement, quand on attaque mon candidat », « pourquoi je me mets hors de moi, je suis agressif, violent, en colère ». En essayant de réfléchir sur soi, on peut faire tomber un peu la pression, mettre de la distance. On peut aussi se demander si cela vaut la peine de se mettre dans des états comme ça… pour des gens qu’on aime !